n
travaillant sur la modélisation du langage par ordinateur, vous êtes
parvenu à une hypothèse inattendue: le langage est apparu chez
l'Homme parce que c'était un animal politique.
Quand j'ai commencé à m'intéresser à l'émergence du langage chez
l'Homme, la première question que je me suis posée, comme tout le
monde, c'est: quel avantage le langage apporte-t-il à ceux qui
l'utilisent? Pour quelle raison, des individus, qu'ils soient cadres
dans une entreprise ou chasseurs-cueilleurs en Amazonie,
éprouvent-ils le besoin de passer du temps à discuter avec leurs
amis? Il ne s'agit pas de rechercher des explications
psychologiques, mais de comprendre, dans le cadre de la théorie de
l'Evolution, quel avantage le langage a procuré à nos ancêtres dans
leur lutte pour l'existence.
Le langage est le propre de l'Homme, on le sait. Vous ajoutez
qu'il n'y a aucune raison qu'une autre espèce y accède un jour.
Il faut se débarrasser de cette vue anthropocentrique qui
fait du langage le bienfait absolu et qui sous-entend que toutes les
espèces auraient intérêt à avoir un système de communication comme
le nôtre. Simplement, elles n'auraient pas eu le temps d'évoluer
vers ce système... C'est une idée fausse: même les chimpanzés, qui
sont très proches de nous, ne sont absolument pas en train d'évoluer
vers le langage.
Le même raisonnement s'applique à l'histoire de notre espèce.
Après coup, c'est-à-dire aujourd'hui, on a envie de penser la
success story de l'espèce humaine, qui fait que les autres
espèces - Homo habilis, Homo erectus... - n'étaient que des
précurseurs, des mauvais brouillons de la perfection que serait
Homo sapiens. Ce n'est pas du tout le cas. De même pour le
langage: soit on pense, comme le linguiste Noam Chomsky, qu'il est
apparu, telle Athéna, tout casqué, clés en main, mais c'est un peu
dur à croire. Soit on pense qu'il a eu des précurseurs - des
précurseurs qui avaient une fonction. Si Homo erectus avait
une forme de langage, ce n'était pas un brouillon mais une
compétence bien agencée qui servait à quelque chose. Un peu comme la
diligence a été un précurseur de la voiture mais, en tant que
diligence, elle remplissait une fonction.
Contrairement à certains linguistes, vous affirmez qu'entre la
communication du chimpanzé et celle de l'homme, ce n'est pas une
différence de degré, mais une différence qualitative.
Le chimpanzé communique ses émotions, sa colère, son désir de
relations sexuelles, mais il n'a pas cette caractéristique du
langage humain qu'est la communication référentielle, la
communication sur les faits du monde. Nous, humains, passons
énormément de temps à échanger des informations sur ce qui se passe
dans le monde; aucune autre espèce ne le fait. Je vais être encore
plus précis: ce qui nous distingue, c'est la communication des faits
«saillants», cette propension que nous avons à attirer l'attention
de nos voisins sur tout événement insolite. C'est exactement ce
qu'on retrouve dans les journaux. Dans les journaux à sensation,
c'est en première page, dans les journaux sérieux, c'est à
l'intérieur, mais c'est là, et on ne peut pas s'empêcher de le lire
et d'en parler.
Il y a une expérience que j'aime bien. Mettez un lapin dans les
rues de Paris et regardez comment les gens réagissent: ils sont
surpris et curieux, bien sûr. Mais pas seulement: ils vont aussi en
parler entre eux. C'est irrépressible, comme un réflexe. Ce
comportement est radicalement différent de ce qu'on observe chez les
autres espèces. Même chez le chimpanzé: il est aussi curieux que
nous, mais il ne communique jamais sa curiosité à ses congénères.
Alors que chez l'homme, c'est un comportement qu'on voit apparaître
très tôt, dès l'âge de 9 mois, et qui est universel. Les ethnologues
n'ont jamais décrit de peuples qui restent silencieux face à la
nouveauté.
Nous serions donc irrésistiblement poussés à signaler les «faits
inhabituels?»
Non seulement nous tenons absolument à attirer l'attention des
autres sur les faits inhabituels mais, réciproquement, quand
quelqu'un nous signale un fait, nous nous attendons à ce qu'il y ait
ce contenu «informationnel», dans le sens fort que lui a donné
Claude Shannon, l'inventeur de la théorie de l'information en 1948.
Nous nous attendons à ce que cet événement soit ou bien improbable
ou bien chargé émotionnellement (désirable ou indésirable). On
signale une naissance de quadruplés ou un naufrage en mer. Mais si,
en passant dans la rue, je dis à un ami: «La poubelle est
verte», il me demandera ce que je veux dire. Il ne comprendra
pas parce qu'on s'attend toujours à ce que le message donné par les
autres ait un contenu «shannonien».
Ce réflexe d'«attirer l'attention» serait le premier élément de
langage apparu chez nos ancêtres?
Le langage n'est pas une compétence monolithique, il est composé
de modules. Et l'on est tenté de penser que le module «attirer
l'attention» a été le premier, parce qu'il peut démarrer de manière
très simple, par un geste, accompagné peut-être d'un mot unique,
comme on l'observe chez l'enfant qui commence à parler.
Et ensuite?
Après le stade du mot unique, le langage a pu se développer avec
une nouvelle capacité: donner un sens à un groupe de deux ou trois
mots comme «maison/voisin/feu» par exemple. Cela rejoint ce que le
linguiste Derek Bickerton a défini comme le «protolangage».
Bickerton a travaillé sur le pidgin (1), cette langue sans syntaxe
(«Moi Tarzan, Toi Jane») parlée par les adultes d'origine
linguistique différente qui doivent communiquer entre eux. C'était
le cas des esclaves amenés de différentes régions d'Afrique
lorsqu'ils ont été réunis dans les plantations des Caraïbes. (A la
deuxième génération, le pidgin se transforme en créole, qui est une
langue à part entière.)
L'idée de Bickerton est que tous les hommes sont capables de
régresser vers un protolangage dont le pidgin serait une
manifestation. Pour lui, le protolangage est un précurseur du
langage, et il était parlé par notre ancêtre Homo erectus il
y a 1,5 million d'années. Ce protolangage permet de faire référence
à des événements qui ne sont pas directement observables. Si la
maison du voisin est en feu et qu'on peut la voir d'où on est, il
suffit de la montrer et éventuellement de prononcer un mot. Si on
est ailleurs, un mot unique ne suffit pas. Avec
«maison/voisin/feu», on peut communiquer sur ce qui est
absent.
Comment l'humanité est-elle passée au langage?
Quand on étudie le langage, il y a un deuxième usage qu'on
observe massivement dans les conversations spontanées, c'est
l'argumentation. Les gens discutent, essaient de convaincre, parfois
de manière civile, parfois de manière conflictuelle. Dans la
conversation courante, on passe son temps à jauger la véracité et la
cohérence de ce que disent les autres. Et l'on voit bien comment
l'apparition de la syntaxe cadre avec cette nouvelle fonction
d'argumentation. Chez Homo erectus, on peut faire référence à
des faits absents (la maison du voisin est en feu), mais il faut que
ces faits puissent être vérifiables. Erectus n'était pas
astreint au «ici et maintenant», mais au «presque ici et presque
maintenant»: ce qu'on pouvait vérifier dans un délai raisonnable.
Avec Homo sapiens s'est produit un nouveau saut qualitatif:
la capacité de faire référence à des événements non seulement
absents mais invérifiables directement: «Tarzan a mis le feu à la
maison du voisin.» Grâce à la capacité d'argumenter, on peut évaluer
la qualité du témoignage.
C'est à ce stade que vous faites intervenir un «scénario
politique»?
Dans toutes les cultures du monde, la conversation à bâtons
rompus occupe 20 % du temps éveillé. C'est considérable. Avec le
sommeil, c'est l'une des conduites humaines qui nous occupe le plus.
Nous sommes une espèce parlante, une espèce jacassante. Et, pour
l'essentiel, le langage ne nous sert ni à coordonner la chasse ni à
donner des ordres, mais à converser. C'est donc cette situation
qu'il faut expliquer. Si on remonte 100 000 ou 200 000 ans en
arrière, on peut imaginer qu'il y avait, chez nos ancêtres, des
coalitions en compétition les unes avec les autres. Ces coalitions,
on les observe aussi chez les chimpanzés. Dans la Politique du
chimpanzé (2), le primatologue Frans de Waal a très bien
montré comment les chimpanzés s'alliaient pour la conquête du
pouvoir. Le problème qui se pose immédiatement est le choix des
alliés. Et, chez l'homme, un critère de choix des alliés est le
langage.
Encore une fois, pourquoi chez nous et pas chez les chimpanzés?
La différence, c'est la taille des coalitions. Chez les
chimpanzés, une coalition, c'est trois individus. En cas de conflit
entre petites coalitions, la force musculaire est déterminante. On
recherche donc des individus costauds pour s'allier avec eux. Chez
nos ancêtres, pour une raison sans doute liée à leur environnement,
la taille des coalitions a augmenté. A partir du moment où les
coalitions sont plus grandes, les conflits ne se règlent pas
seulement par la force musculaire. Il faut aussi savoir ce qui se
passe, ce que les autres préparent. C'est important d'être au
courant et il est donc indispensable d'être en bons termes avec
celui qui repère l'inattendu, celui qui possède des informations
pertinentes. La capacité informationnelle - la capacité à savoir
avant les autres ce qui se passe dans l'environnement social, qui
est ami avec qui, qui a changé de camp, quels sont les dangers
potentiels - devient un élément déterminant.
Dans ce scénario politique, l'information n'a plus de valeur en
soi, mais elle sert de moyen d'affichage. Les individus parlent pour
afficher leur compétence informationnelle, pour se faire valoir en
tant qu'allié potentiel.
Aujourd'hui comme il y a 100 000 ans, quand un individu parle,
inconsciemment, il est en train de dire: «Ecoutez, je suis un bon
allié potentiel, devenez ami avec moi.» Cela peut aussi
expliquer pourquoi, dans le monde, il y a tant de bavards et si peu
de personnes prêtes à écouter. De même, en politique, les gens
s'intéressent plus à la capacité d'un leader à formuler des
solutions de manière cohérente qu'à la manière dont il les applique
réellement. D'ailleurs, les partis politiques changent de solution
assez régulièrement - plus régulièrement que de leader.
Pourquoi ce besoin d'appartenir à une coalition?
Un collègue américain m'expliquait, de manière un peu naïve mais
éclairante, la sociologie des Etats-Unis. Quand les pionniers sont
arrivés dans l'Ouest, il n'y avait que deux façons de survivre. Soit
tirer très vite et marcher dos au mur. Soit appartenir à un clan: à
partir de là, plus besoin d'être armé, tout le monde savait que, si
on s'attaquait à un individu, son clan le vengerait. C'est cela la
coalition: pour un individu, c'est l'assurance vie, mais aussi
l'assurance d'avoir une part du pouvoir. Dans l'espèce humaine, la
sécurité et l'accès aux ressources passent par l'inclusion dans une
coalition. Et, en dehors des liens de parenté qui sont essentiels,
indirectement, le langage permet l'appartenance à un clan. C'est là
que commence la politique.
Vous parlez aussi de «statut»?
Dans un scénario politique de coalition, le statut social est la
conséquence d'un marché des bons alliés potentiels. On cherche de
bons alliés. Celui qui est très recherché se fait payer en statut.
Le statut est donc corrélé à la capacité qu'on est capable
d'afficher.
Mais le langage n'est pas la seule source de statut. Il y en a
d'autres: le courage, l'héroïsme par exemple. On donne du statut aux
gens courageux, comme on donne du statut aux gens pertinents, parce
qu'ils sont utiles à la coalition. Et c'est avec ce statut accumulé
qu'on se crée une personnalité permettant d'exister socialement.
Exister socialement, chez les humains, c'est la préoccupation
fondamentale, peut-être la plus fondamentale après dormir et se
nourrir.
Ce scénario politique dépasse largement la problématique du
langage, mais le langage vient s'y insérer très naturellement. Nous
sommes une espèce parlante, certes, mais nous sommes avant tout une
espèce politique. C'est parce que nous sommes une espèce politique
que nous nous sommes mis à parler.
(1) Language and Human Behavior, University of Washington
Press, 1995.
(2) Ed. Odile Jacob, 1995.