Journée Scientifique de l’Association pour la Recherche Cognitive

Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications
Paris - 8 décembre 2000

Jean-Louis Dessalles

dessalles at enst.fr

Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications

Le protolangage : un portrait robot de la communication de nos ancêtres

(une version de cet article est parue dans Sciences et Avenir Hors-Série, décembre 2000)

Homo erectus savait domestiquer le feu. Communiquait-il à l’aide d’un langage simplifié, ou seulement par des mots isolés, ou encore à l’aide de gestes ? Doit-on, à l’inverse, le considérer comme une sorte d’animal habile incapable de manier le langage ? Le bon sens semble indiquer que nous ne le saurons jamais. Le langage ne laisse pas de fossile, et il est donc inutile de se perdre en conjectures invérifiables et stériles. Pourtant, comme souvent dans les sciences, le pessimisme peut se trouver démenti.

Certes, en nous léguant leur seul squelette, ces ancêtres des hommes modernes ne nous donnent pas beaucoup de renseignements sur le contenu de leurs conversations, si conversations il y avait. Pour se faire une idée du comportement de ces espèces disparues, il existe cependant un autre moyen que de creuser le sol des cavernes. Ces êtres étant nos ancêtres, nous devons tenir d’eux. En d’autres termes, il faut s’attendre à ce que notre comportement d’homo sapiens, dans la mesure où il a une base biologique, puisse inclure des composantes archaïques, héritées de notre aïeul. En particulier, certaines de nos capacités langagières pourraient être le reflet de la manière de communiquer d’erectus.

Du pidgin au protolangage

Cette façon, plutôt nouvelle, d’aborder la phylogenèse du langage a été inaugurée par le linguiste américain Derek Bickerton, de l’université d’Hawaï. Bickerton est parti du contraste qui existe entre deux formes un peu particulières que revêt le langage humain : le pidgin et le créole. Lorsque des êtres humains adultes d’origine culturelle différente se retrouvent dans la nécessité de communiquer, ils développent en quelques mois un pidgin, c’est-à-dire un code de communication qui s’apparente à la forme de langage attribuée au personnage de Tarzan. C’est le cas bien connu des esclaves des caraïbes, dont les origines culturelles étaient trop variées pour permettre à leurs langues de se perpétuer après leur transplantation forcée. C’est aussi le cas des commerçants de Hawaï, qui affluèrent de diverses régions du Pacifique asiatique (Japon, Corée, Philippines, entre autres). Poussés par le besoin de communiquer, ces adultes s’accordent rapidement sur un vocabulaire limité, généralement emprunté à la langue locale la plus accessible, par exemple l’anglais dans le cas d’Hawaï. En Taï Boï, un pidgin franco-vietnamien, cela peut donner des phrases du genre : " Moi faim. Moi tasse. Lui aver permission repos. Demain moi retour campagne. "

Les pidgins peuvent perdurer et se complexifier quelque peu. Pourtant, dans certaines conditions, la transition vers le créole peut être extrêmement abrupte. Le créole emprunte lui aussi son vocabulaire à une autre langue, mais contrairement au pidgin, il possède toutes les caractéristiques universelles des langues : mots grammaticaux (prépositions, conjonctions, …), enchâssement (inclusion des syntagmes dans d’autres syntagmes), morphologie (conjugaison, accord, affixes,…). Que faut-il pour passer d’un pidgin à un créole ? D’après Bickerton, il suffit que les enfants de moins de six ans exposés au seul pidgin grandissent ensemble, par exemple dans un habitat urbain.

La conclusion que tire Bickerton de ce phénomène est inattendue. Pour lui, la possibilité d’un passage abrupt du pidgin au créole révèle le fait que les êtres humains disposent de deux moyens différents pour s’exprimer. Dans des circonstances anormales, ils retrouvent une forme de communication ancienne, que Bickerton baptise protolangage, et dont on observe la manifestation dans le pidgin. Nous sommes tous capables d’adopter, instantanément, cette manière de parler qui nous semble primitive. Cette capacité, pour Bickerton, nous donne une idée de ce que pouvait être le langage d’homo erectus : un protolangage dépourvu de syntaxe dans lequel les mots sont groupés en phrases minimales.

Une telle idée n’est pas facile à accepter d’emblée. Homo erectus nous apparaît volontiers sous les traits d’une brute, incapable d’avoir un discours sensé, fût-ce avec un langage simplifié. D’un autre côté, il est vrai que pour certains, ce même homo erectus sert de rempart entre nous et l’animalité. On imagine assez volontiers que son mode de communication ressemble davantage au langage humain qu’aux cris émis par les chimpanzés. Mais pour donner du crédit à l’hypothèse du protolangage, nous avons besoin d’un peu plus que ce genre d’intuition.

L’originalité du langage humain

L’écueil principal à éviter, lorsque l’on cherche ainsi à reconstituer le langage d’erectus, est de l’imaginer comme un langage miniature : moins de mots, moins de possibilités grammaticales, moins de concepts. C’est cette même erreur que commettent ceux qui conçoivent le langage comme une amplification du mode de communication typique des primates, sans concevoir de différence qualitative qui permette de tracer une ligne de démarcation. Pourquoi est-ce une erreur ? Pour deux raisons principales. La première est que l’évolution crée des différences qualitatives entre espèces. La compréhension moderne des phénomènes évolutifs présente les espèces comme adaptées à leur situation écologique. En d’autres termes, les espèces sont en équilibre, elles ne sont pas en train d’évoluer. En particulier, les chimpanzés ne sont aucunement engagés dans une évolution menant au langage. Les changements évolutifs se produisent à la faveur d’un changement d’espèce : ils sont abrupts et rapides à l’échelle des temps géologiques. Dans ces conditions, on s’attend à trouver des différences qualitatives entre sapiens et erectus, et entre erectus et les autres primates, surtout en ce qui concerne un comportement aussi caractéristique que le langage.

L’autre raison pour laquelle nous ne pouvons pas nous contenter de différences quantitatives entre le langage humain et les modes d’expression antérieurs vient du fait que le langage humain se démarque de la communication des autres primates par plusieurs aspects. Citons la constitution de milliers de mots par l’agencement de quelques dizaines de sons (phonologie), la grammaire qui régit l’agencement des mots dans la phrase (syntaxe), notre capacité à créer des concepts de type tout-ou-rien (sémantique). Mais c’est surtout par l’usage que nous en faisons que le langage est unique et diffère radicalement de ce que l’on trouve dans le règne vivant.

Les autres primates communiquent essentiellement pour signaler leurs intentions : attaquer, copuler, se soumettre, lier amitié, etc. Or, nous pouvons communiquer d’une autre manière, comme le montre l’expérience suivante. Prenons quelques lapins blancs et lâchons-les dans une grande ville, par exemple un quartier piéton de Paris. Immanquablement, les individus qui, les premiers, aperçoivent les lapins en train de divaguer dans la rue attirent l’attention de leurs congénères. Il s’agit d’un acte réflexe. Vous signalez l’événement aux personnes qui sont avec vous, quitte à les toucher pour capter leur attention. Ce comportement de communication nous est tellement naturel que nous oublions à quel point il est singulier. Pour autant que l’on sache, aucun animal ne se comporte ainsi. Certes, les individus de nombreuses espèces sont curieux de toute nouveauté, à commencer par nos cousins les chimpanzés. Mais les chimpanzés ne communiquent pas leur étonnement.

Le primatologue Michael Tomasello a comparé le comportement des chimpanzés à celui des très jeunes enfants face à la nouveauté. Le chimpanzé, curieux, regarde l’événement incongru. Ses compagnons suivent son regard pour comprendre ce qui le captive ainsi. Si un écran les empêche de voir, ils le contournent pour observer l’événement directement par eux-mêmes. Pourtant, rien dans le comportement du premier individu ne laisse supposer une intention de communication. Tomasello montre même qu’une telle intention ne serait pas comprise. Lorsqu’un expérimentateur désigne un endroit précis par le geste ou le regard, par exemple le bol retourné sous lequel il a placé une friandise, le chimpanzé porte son attention sur le bol. Pourtant, au lieu de profiter de cette indication, le chimpanzé choisit un bol au hasard. Autrement dit, l’animal ne tient pas compte des signes visant à désigner un objet, car de tels signes n’existent pas dans le répertoire comportemental de son espèce. Tomasello montre en revanche qu’entre neuf et douze mois, l’enfant humain utilise spontanément de tels signes. Si on agite un petit pantin dans le coin de la pièce, l’enfant qui a atteint cet âge n’a de cesse que d’attirer l’attention de sa mère vers l’objet.

Cette propension à partager sa curiosité, qui apparaît ainsi dès la petite enfance, est remarquable. Elle est systématique : comme le montre l’expérience des lapins blancs, elle prend la forme d’un véritable réflexe. Elle est universelle : aucune culture au monde n’a été décrite dans laquelle la surprise ne ferait pas l’objet d’un acte de communication. Enfin, elle est exceptionnelle dans la communication des êtres vivants, et certainement unique parmi les primates. Sommes-nous la seule espèce à avoir jamais adopté ce comportement ? Cela n’est pas certain.

A quoi servait le protolangage ?

Le protolangage, pour devenir une hypothèse plausible, doit recevoir une définition et une fonction. Lorsque Bickerton nous dit que, dans des circonstances un peu particulières, les humains se mettent à parler sans syntaxe, il suggère qu’ils régressent alors à un stade qui était celui de leurs ancêtres erectus. Mais si erectus parlait pour exprimer des pensées semblables aux nôtres, pourquoi ne disposait-il pas d’un langage aussi développé ?

Si le protolangage a existé, c’est qu’il remplissait une fonction bien précise, distincte de celle du langage, même si elle perdure sans doute dans notre espèce. A quoi servait-il ? Les humains, nous l’avons vu, partagent instinctivement leur surprise, contrairement aux autres primates. Peut-on, de manière cohérente, supposer que le protolangage servait à communiquer à propos de faits inattendus ? Pour être moins restrictif, nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle nos ancêtres utilisaient un langage sans syntaxe pour se signaler mutuellement les faits saillants. Les faits saillants sont ceux qui sortent de l’ordinaire, soit parce qu’ils sont inattendus, comme des lapins blancs qui errent dans les rues de Paris, soit parce qu’ils peuvent provoquer une émotion. Ainsi, il est plausible que nos ancêtres prenaient la peine, comme nous, de signaler à leurs congénères les faits insolites, indésirables ou désirables. Si nos conversations et nos journaux sont remplis de tels faits, c’est qu’un instinct atavique nous pousse à en parler.

On comprend que le protolangage soit adapté à ce genre de fonction. Par une simple juxtaposition de quelques mots, il est facile d’évoquer une situation saillante. Un message comme " voisin maison feu " remplit parfaitement son rôle. Dans ces conditions, pourquoi le langage est-il apparu au cours de l’évolution ? Quel genre de fonction remplit-il que le protolangage ne peut satisfaire ? La réponse, sans être immédiate, nous est fournie par l’observation des conversations spontanées. Nous consacrons une bonne partie de notre temps et de notre énergie à argumenter avec nos congénères, à essayer de leur montrer qu’ils ont tort et que nous avons raison. Pour cela, le vrai langage est indispensable. Grâce à la syntaxe qui permet de distinguer les propriétés ou les actions des arguments sur lesquelles elles portent, nous pouvons, entre autres choses, nier des états de fait.

Cette capacité de négation, à la base de toute argumentation, faisait sans doute défaut à notre ancêtre. Celui-ci se contentait sans doute d’un protolangage dont la fonction essentielle, nouvelle dans le monde des primates, était de signaler les événements saillants de son environnement à l’attention de ses semblables. A défaut d’être certain, ce scénario a l’avantage d’être cohérent et de conférer une utilité à cette capacité fossile, observée par Bickerton dans le pidgin, qui consiste à pouvoir communiquer en se passant de syntaxe.

Bibliographie

J.-L. Dessalles (2000). Aux origines du langage. Hermès, Paris : 2000.

D. Bickerton (1990). Language and Species. University of Chicago Press.

D. Bickerton (1995). Language and Human Behaviour. London : UCL Press.