JEAN-LOUIS DESSALLES
Nous parlons car nous sommes une espèce politique

Par NATALIE LEVISALLES

Le samedi 21 et dimanche 22 juillet 2001

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Homme de parole




Jean-Louis Dessalles a 45 ans. Il est chercheur en modélisation cognitive du langage à l'Ecole nationale supérieure des

télécommunications. C'est un spécialiste de l'apparition du langage chez l'Homme, un sujet qu'il aborde par le biais de la modélisation informatique. Polytechnicien de formation, il a commencé à travailler sur les sciences cognitives dès 1989. Il a organisé l'an dernier à Paris la IIIe Conférence internationale sur l'évolution du langage. Il a publié Aux origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, Hermès Science (2000).

 

En travaillant sur la modélisation du langage par ordinateur, vous êtes parvenu à une hypothèse inattendue: le langage est apparu chez l'Homme parce que c'était un animal politique.

Quand j'ai commencé à m'intéresser à l'émergence du langage chez l'Homme, la première question que je me suis posée, comme tout le monde, c'est: quel avantage le langage apporte-t-il à ceux qui l'utilisent? Pour quelle raison, des individus, qu'ils soient cadres dans une entreprise ou chasseurs-cueilleurs en Amazonie, éprouvent-ils le besoin de passer du temps à discuter avec leurs amis? Il ne s'agit pas de rechercher des explications psychologiques, mais de comprendre, dans le cadre de la théorie de l'Evolution, quel avantage le langage a procuré à nos ancêtres dans leur lutte pour l'existence.

Le langage est le propre de l'Homme, on le sait. Vous ajoutez qu'il n'y a aucune raison qu'une autre espèce y accède un jour.

Il faut se débarrasser de cette vue anthropocentrique qui fait du langage le bienfait absolu et qui sous-entend que toutes les espèces auraient intérêt à avoir un système de communication comme le nôtre. Simplement, elles n'auraient pas eu le temps d'évoluer vers ce système... C'est une idée fausse: même les chimpanzés, qui sont très proches de nous, ne sont absolument pas en train d'évoluer vers le langage.

Le même raisonnement s'applique à l'histoire de notre espèce. Après coup, c'est-à-dire aujourd'hui, on a envie de penser la success story de l'espèce humaine, qui fait que les autres espèces - Homo habilis, Homo erectus... - n'étaient que des précurseurs, des mauvais brouillons de la perfection que serait Homo sapiens. Ce n'est pas du tout le cas. De même pour le langage: soit on pense, comme le linguiste Noam Chomsky, qu'il est apparu, telle Athéna, tout casqué, clés en main, mais c'est un peu dur à croire. Soit on pense qu'il a eu des précurseurs - des précurseurs qui avaient une fonction. Si Homo erectus avait une forme de langage, ce n'était pas un brouillon mais une compétence bien agencée qui servait à quelque chose. Un peu comme la diligence a été un précurseur de la voiture mais, en tant que diligence, elle remplissait une fonction.

Contrairement à certains linguistes, vous affirmez qu'entre la communication du chimpanzé et celle de l'homme, ce n'est pas une différence de degré, mais une différence qualitative.

Le chimpanzé communique ses émotions, sa colère, son désir de relations sexuelles, mais il n'a pas cette caractéristique du langage humain qu'est la communication référentielle, la communication sur les faits du monde. Nous, humains, passons énormément de temps à échanger des informations sur ce qui se passe dans le monde; aucune autre espèce ne le fait. Je vais être encore plus précis: ce qui nous distingue, c'est la communication des faits «saillants», cette propension que nous avons à attirer l'attention de nos voisins sur tout événement insolite. C'est exactement ce qu'on retrouve dans les journaux. Dans les journaux à sensation, c'est en première page, dans les journaux sérieux, c'est à l'intérieur, mais c'est là, et on ne peut pas s'empêcher de le lire et d'en parler.

Il y a une expérience que j'aime bien. Mettez un lapin dans les rues de Paris et regardez comment les gens réagissent: ils sont surpris et curieux, bien sûr. Mais pas seulement: ils vont aussi en parler entre eux. C'est irrépressible, comme un réflexe. Ce comportement est radicalement différent de ce qu'on observe chez les autres espèces. Même chez le chimpanzé: il est aussi curieux que nous, mais il ne communique jamais sa curiosité à ses congénères. Alors que chez l'homme, c'est un comportement qu'on voit apparaître très tôt, dès l'âge de 9 mois, et qui est universel. Les ethnologues n'ont jamais décrit de peuples qui restent silencieux face à la nouveauté.

Nous serions donc irrésistiblement poussés à signaler les «faits inhabituels?»

Non seulement nous tenons absolument à attirer l'attention des autres sur les faits inhabituels mais, réciproquement, quand quelqu'un nous signale un fait, nous nous attendons à ce qu'il y ait ce contenu «informationnel», dans le sens fort que lui a donné Claude Shannon, l'inventeur de la théorie de l'information en 1948. Nous nous attendons à ce que cet événement soit ou bien improbable ou bien chargé émotionnellement (désirable ou indésirable). On signale une naissance de quadruplés ou un naufrage en mer. Mais si, en passant dans la rue, je dis à un ami: «La poubelle est verte», il me demandera ce que je veux dire. Il ne comprendra pas parce qu'on s'attend toujours à ce que le message donné par les autres ait un contenu «shannonien».

Ce réflexe d'«attirer l'attention» serait le premier élément de langage apparu chez nos ancêtres?

Le langage n'est pas une compétence monolithique, il est composé de modules. Et l'on est tenté de penser que le module «attirer l'attention» a été le premier, parce qu'il peut démarrer de manière très simple, par un geste, accompagné peut-être d'un mot unique, comme on l'observe chez l'enfant qui commence à parler.

Et ensuite?

Après le stade du mot unique, le langage a pu se développer avec une nouvelle capacité: donner un sens à un groupe de deux ou trois mots comme «maison/voisin/feu» par exemple. Cela rejoint ce que le linguiste Derek Bickerton a défini comme le «protolangage». Bickerton a travaillé sur le pidgin (1), cette langue sans syntaxe («Moi Tarzan, Toi Jane») parlée par les adultes d'origine linguistique différente qui doivent communiquer entre eux. C'était le cas des esclaves amenés de différentes régions d'Afrique lorsqu'ils ont été réunis dans les plantations des Caraïbes. (A la deuxième génération, le pidgin se transforme en créole, qui est une langue à part entière.)

L'idée de Bickerton est que tous les hommes sont capables de régresser vers un protolangage dont le pidgin serait une manifestation. Pour lui, le protolangage est un précurseur du langage, et il était parlé par notre ancêtre Homo erectus il y a 1,5 million d'années. Ce protolangage permet de faire référence à des événements qui ne sont pas directement observables. Si la maison du voisin est en feu et qu'on peut la voir d'où on est, il suffit de la montrer et éventuellement de prononcer un mot. Si on est ailleurs, un mot unique ne suffit pas. Avec «maison/voisin/feu», on peut communiquer sur ce qui est absent.

Comment l'humanité est-elle passée au langage?

Quand on étudie le langage, il y a un deuxième usage qu'on observe massivement dans les conversations spontanées, c'est l'argumentation. Les gens discutent, essaient de convaincre, parfois de manière civile, parfois de manière conflictuelle. Dans la conversation courante, on passe son temps à jauger la véracité et la cohérence de ce que disent les autres. Et l'on voit bien comment l'apparition de la syntaxe cadre avec cette nouvelle fonction d'argumentation. Chez Homo erectus, on peut faire référence à des faits absents (la maison du voisin est en feu), mais il faut que ces faits puissent être vérifiables. Erectus n'était pas astreint au «ici et maintenant», mais au «presque ici et presque maintenant»: ce qu'on pouvait vérifier dans un délai raisonnable. Avec Homo sapiens s'est produit un nouveau saut qualitatif: la capacité de faire référence à des événements non seulement absents mais invérifiables directement: «Tarzan a mis le feu à la maison du voisin.» Grâce à la capacité d'argumenter, on peut évaluer la qualité du témoignage.

C'est à ce stade que vous faites intervenir un «scénario politique»?

Dans toutes les cultures du monde, la conversation à bâtons rompus occupe 20 % du temps éveillé. C'est considérable. Avec le sommeil, c'est l'une des conduites humaines qui nous occupe le plus. Nous sommes une espèce parlante, une espèce jacassante. Et, pour l'essentiel, le langage ne nous sert ni à coordonner la chasse ni à donner des ordres, mais à converser. C'est donc cette situation qu'il faut expliquer. Si on remonte 100 000 ou 200 000 ans en arrière, on peut imaginer qu'il y avait, chez nos ancêtres, des coalitions en compétition les unes avec les autres. Ces coalitions, on les observe aussi chez les chimpanzés. Dans la Politique du chimpanzé (2), le primatologue Frans de Waal a très bien montré comment les chimpanzés s'alliaient pour la conquête du pouvoir. Le problème qui se pose immédiatement est le choix des alliés. Et, chez l'homme, un critère de choix des alliés est le langage.

Encore une fois, pourquoi chez nous et pas chez les chimpanzés?

La différence, c'est la taille des coalitions. Chez les chimpanzés, une coalition, c'est trois individus. En cas de conflit entre petites coalitions, la force musculaire est déterminante. On recherche donc des individus costauds pour s'allier avec eux. Chez nos ancêtres, pour une raison sans doute liée à leur environnement, la taille des coalitions a augmenté. A partir du moment où les coalitions sont plus grandes, les conflits ne se règlent pas seulement par la force musculaire. Il faut aussi savoir ce qui se passe, ce que les autres préparent. C'est important d'être au courant et il est donc indispensable d'être en bons termes avec celui qui repère l'inattendu, celui qui possède des informations pertinentes. La capacité informationnelle - la capacité à savoir avant les autres ce qui se passe dans l'environnement social, qui est ami avec qui, qui a changé de camp, quels sont les dangers potentiels - devient un élément déterminant.

Dans ce scénario politique, l'information n'a plus de valeur en soi, mais elle sert de moyen d'affichage. Les individus parlent pour afficher leur compétence informationnelle, pour se faire valoir en tant qu'allié potentiel.

Aujourd'hui comme il y a 100 000 ans, quand un individu parle, inconsciemment, il est en train de dire: «Ecoutez, je suis un bon allié potentiel, devenez ami avec moi.» Cela peut aussi expliquer pourquoi, dans le monde, il y a tant de bavards et si peu de personnes prêtes à écouter. De même, en politique, les gens s'intéressent plus à la capacité d'un leader à formuler des solutions de manière cohérente qu'à la manière dont il les applique réellement. D'ailleurs, les partis politiques changent de solution assez régulièrement - plus régulièrement que de leader.

Pourquoi ce besoin d'appartenir à une coalition?

Un collègue américain m'expliquait, de manière un peu naïve mais éclairante, la sociologie des Etats-Unis. Quand les pionniers sont arrivés dans l'Ouest, il n'y avait que deux façons de survivre. Soit tirer très vite et marcher dos au mur. Soit appartenir à un clan: à partir de là, plus besoin d'être armé, tout le monde savait que, si on s'attaquait à un individu, son clan le vengerait. C'est cela la coalition: pour un individu, c'est l'assurance vie, mais aussi l'assurance d'avoir une part du pouvoir. Dans l'espèce humaine, la sécurité et l'accès aux ressources passent par l'inclusion dans une coalition. Et, en dehors des liens de parenté qui sont essentiels, indirectement, le langage permet l'appartenance à un clan. C'est là que commence la politique.

Vous parlez aussi de «statut»?

Dans un scénario politique de coalition, le statut social est la conséquence d'un marché des bons alliés potentiels. On cherche de bons alliés. Celui qui est très recherché se fait payer en statut. Le statut est donc corrélé à la capacité qu'on est capable d'afficher.

Mais le langage n'est pas la seule source de statut. Il y en a d'autres: le courage, l'héroïsme par exemple. On donne du statut aux gens courageux, comme on donne du statut aux gens pertinents, parce qu'ils sont utiles à la coalition. Et c'est avec ce statut accumulé qu'on se crée une personnalité permettant d'exister socialement. Exister socialement, chez les humains, c'est la préoccupation fondamentale, peut-être la plus fondamentale après dormir et se nourrir.

Ce scénario politique dépasse largement la problématique du langage, mais le langage vient s'y insérer très naturellement. Nous sommes une espèce parlante, certes, mais nous sommes avant tout une espèce politique. C'est parce que nous sommes une espèce politique que nous nous sommes mis à parler.

(1) Language and Human Behavior, University of Washington Press, 1995.

(2) Ed. Odile Jacob, 1995.


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