E.N.S.T.
46 rue Barrault - 75013 Paris
C.R.E.A.
1 rue Descartes - 75005 Paris
Résumé
Nous proposons l’idée selon laquelle on peut décrire la génération des arguments dans les conversations quotidiennes et la formulation d’hypothèses dans l’activité scientifique selon les mêmes processus formels. Autrement dit, nous suggérons le fait que la progression des sciences ressemble, formellement, à une argumentation. Dans la recherche scientifique comme dans la conversation, il s’agit, dans une démarche collective, de mettre en évidence, puis de résoudre, ce que nous appelons un conflit cognitif. Nous donnons une liste restreinte de principes dont l’application récursive laisse émerger l’argumentation, qu’elle soit scientifique ou quotidienne. La mise en évidence de ce parallèle à pour conséquence une naturalisation de l’activité scientifique.
mots clés : épistémologie,
conversation, conflit cognitif, conflit épistémique
1. Introduction
L’activité
scientifique est généralement présentée comme une entreprise collective
circonscrite dans l’espace et dans le temps. Si la portée des connaissances
qu’elle produit dépasse le cadre culturel, il semble en revanche que l’activité
scientifique elle-même, en tant qu’entreprise socialement instituée, soit
l’invention seulement de quelques cultures. Pour des raisons maintes fois
analysées, la culture occidentale a engendré la science telle que nous la
connaissons, avec son système de publication, son principe de critique par les
pairs, sa méthode expérimentale, ses critères de réfutabilité et de parcimonie,
et ses formalismes symboliques. Même s’il faut reconnaître au théorème de
Pythagore ou à la constante de Planck une validité qui transcende le cadre de
la culture qui les a produits, le fait que ces connaissances aient pu être
construites dans un certain cadre socio-historique et non dans un autre est une
évidence qui semble s’imposer à tout observateur qui prend un peu de recul par
rapport à l’histoire des idées.
Dans ces
conditions, le fait de proposer, comme nous voulons le faire ici, que
l’activité scientifique ressemble étroitement, dans son fonctionnement, à
l’activité qui sous-tend les conversations quotidiennes a de quoi surprendre.
En effet, l’activité de conversation est l’une des choses du monde les mieux
partagées. On la retrouve à l’identique dans les cultures les plus variées.
Aucun ethnographe n’a décrit de culture sans langage, ni de culture dans
laquelle la fonction principale du langage ne résiderait pas dans la
conversation spontanée. Les interactions sociales basées sur le langage
occupent de l’ordre de 20% de notre temps éveillé, et l’on retrouve des
chiffres semblables à travers des cultures fort
différentes (Dunbar 1998). Si l’organisation de l’activité scientifique à
l’occidentale est calquée sur le fonctionnement des conversations, pourquoi ne
fait-elle pas partie du répertoire comportemental de toutes les cultures ?
Une deuxième
raison évidente pour douter de l’existence d’un lien formel entre l’activité
scientifique et l’activité langagière spontanée vient du contraste entre la
rigueur de la première et la futilité qui caractérise le plus souvent la
deuxième. Comment imaginer que des mécanismes analogues à ceux qui prévalent
dans les conversations météorologiques produites dans un commerce de quartier aient pu produire la mécanique quantique ou la théorie de la
sélection naturelle ?
Nous avançons
toutefois qu’il n’y a pas de différence formelle entre les mécanismes de base
qui sous-tendent les deux processus. Derrière les différences évidentes que
nous venons de rappeler se cache une identité de forme qui est davantage qu’une
analogie. En d’autres termes, nous suggérons que le mécanisme qui nous permet d’enchaîner
les arguments au cours de la conversation est exactement celui qui permet à la
recherche scientifique de progresser. Ce mécanisme repose sur la notion de conflit
cognitif.
Dans ce qui suit,
nous commençons par définir cette notion de conflit cognitif en en illustrant
l’importance dans les conversations. Nous montrons ensuite le parallèle entre
le traitement conversationnel d’un conflit cognitif et son traitement dans
l’activité scientifique. Enfin, nous discutons la portée de ce parallèle et ses
implications pour la compréhension du processus d’explication.
2. La notion de conflit cognitif
L’étude des
conversations quotidiennes permet de constater que toute intervention dans une
conversation a un effet bien déterminé (Dessalles 1993). L’incapacité à produire
des interventions appropriées ou à rendre leur effet manifeste aux
interlocuteurs provoque un rejet de la part de ceux-ci. Nous avons récemment
introduit la notion de conflit cognitif pour caractériser l’effet des
interventions conversationnelles (Dessalles 1998a). La fonction d’une
intervention à contenu argumentatif est de rendre un conflit cognitif
manifeste ou de tenter de résoudre un conflit cognitif. Une intervention
échappant à cette contrainte sera systématiquement considérée comme incongrue
et provoquera le plus souvent une réaction explicite d’incompréhension. Cette
règle est si contraignante qu’elle limite considérablement ce qui peut être dit
à un moment donné d’une conversation.
Le conflit
cognitif n’est pas une notion sociale. Il n’oppose pas des individus, il
oppose des croyances dans l’esprit d’un individu donné. Cette caractérisation
de la conversation est donc a priori indépendante et complémentaire de
toute considération de nature sociale (relations entre personnes, coopération,
ou actes de langage). Le conflit cognitif apparaît cependant comme une notion
incontournable qui, si elle a été parfois évoquée sous une forme ou sous une
autre, n’a jamais été perçue dans toute sa systématicité. Considérons un
exemple :
contexte : A s’étonne d’améliorer certaines de ses
performances sportives alors qu’il atteint la trentaine.
A1- Moi,
avec l’âge, je peux tenir des trucs en fond, mais dès que c’est le sprint...
B1- Normal.
A2- Je
tiens mieux le fond qu’avant. C’est dingue, ça!
B2- Normal,
normal. Mais ça c’est normal, hein. On est plus endurant que résistant. Avec
l’âge.
C1- Quelle
est la différence?
[...]
Cet extrait est
organisé autour d’un conflit rendu manifeste par A en A1 et A2. Ce que A
constate sur ses propres performances, le fait qu’il les améliore encore bien
qu’il ait plus de 30 ans, est en contradiction avec une connaissance qu’il
tient pour vraie, selon laquelle les performances sportives déclineraient
au-delà de l’âge de 25 ans. Ici, le conflit cognitif prend la forme d’une
incompatibilité logique. Les interventions de B ont entre autres pour effet de
résoudre le conflit, grâce à l’introduction des concepts d’endurance et de
résistance : l’endurance culmine plus tard que la résistance. Avec cette
nouvelle connaissance qui remplace la croyance erronée de A, le conflit
cognitif est supposé disparaître. L’intervention de C se comprend encore par
rapport à l’existence du conflit initial. Il est crucial, pour la solution du
conflit, qu’il existe une différence définie entre les deux types de
performance physique, et que cette différence explique le fait que A améliore
les performances qu’il a mentionnées.
D’un point de vue
formel, un conflit cognitif peut s’exprimer comme la présence simultanée, dans
un ensemble de termes représentant les croyances et les désirs d’un individu à
un moment donné, de deux termes opposés: (T, N1) et (non T, N2). T est un
prédicat logique, comme "X
améliore ses performances sportives".
N1 et N2 sont les nécessités respectives de T et de (non T) au moment
considéré. Ces nécessités ont des valeurs qualitatives qui peuvent varier au
cours du raisonnement. Comme nous allons le voir, leur valeur peut provenir
d’une mémorisation à long terme, mais elle peut aussi être héritée à travers
des liens causaux (Dessalles 1998a).
Le fait que l’on
puisse trouver, dans notre modélisation, un conflit cognitif à la base de
chaque conversation fournit un outil précieux qui facilite l’analyse
structurelle des données telles qu’on peut les recueillir dans les situations
spontanées (Dessalles 1993). Mais en tant que contrainte systématique, qui
impose à chaque intervention d’avoir un effet par rapport à un conflit donné, la
notion de conflit cognitif est bien d’avantage qu’un simple outil de
description. Grâce à cette notion et à un petit nombre de principes, il est
possible d’expliquer et, dans une certaine mesure, de prédire le contenu et
l’enchaînement des répliques dans une conversation donnée (Dessalles 1998a).
Les rares mécanismes qui ont été proposés pour rendre compte du contenu des
conversations, notamment les modèles à base de plans et de buts (Airenti et al.
1993) font appel à des notions qui sont des cas particuliers de la notion de
conflit cognitif (Barnden 1998).
Nous proposons
l’idée selon laquelle l’enchaînement des interventions au cours d’une
conversation sur un sujet donné est, d’un point de vue formel, identique à la
façon dont les scientifiques progressent sur une question donnée. Nous
décrivons maintenant les aspects essentiels de ce mécanisme commun.
3. Le traitement conversationnel d’un conflit épistémique
Dans notre
modélisation, toute intervention à contenu argumentatif vise à établir ou à
résoudre un conflit cognitif. Il nous faut indiquer les processus formels par
lesquels ces opérations sont réalisées. Un conflit cognitif apparaît lorsque
l’on est conduit à considérer comme simultanément nécessaires un état de fait
et sa négation. Ces nécessités en conflit peuvent résulter de l’expérience
(observation directe, souvenir, mention d’événements par d’autres) ou de
l’aboutissement de chaînes causales ou associatives. Un terme du conflit peut
être un jugement de nécessité épistémique (mes performances sportives doivent diminuer avec l’âge), un désir (je
ne veux pas rater le train) ou une
probabilité (je ne m’attends pas à
trouver une pièce de 1F parterre dans cette forêt du Chili). Le processus par lequel nous traitons les deux
premiers types de conflit est quasiment identique, alors que le troisième
implique un traitement différent, faisant appel aux probabilités qualitatives
(Dessalles 1993). Pour notre présent propos, c’est le processus par lequel les
conversants gèrent les conflits du premier type, que nous appelons conflits
épistémiques, qui doit retenir notre attention. Nous limiterons l’exposé à
ce cas.
Nous allons
illustrer, à l’aide d’un exemple, le fait que le traitement des conflits
épistémiques peut s’expliquer par un petit nombre de principes. Certains de ces
principes régissent la manière dont les valeurs de nécessité sont propagées,
d’autres dirigent l’ordre d’examen des arguments.
1. L’évaluation des valeurs de nécessité
Les valeurs de
nécessité peuvent avoir une origine externe. On peut par exemple considérer
l’énoncé (la terre est ronde) comme fortement nécessaire, sans avoir au préalable
explicité les raisons de ce fait. Nous avons simplement mémorisé cette
connaissance avec une valeur de nécessité élevée. Nous pouvons aussi avoir un
modèle causal permettant de déduire la rondeur terrestre, par exemple un modèle
d’attraction isotrope montrant que les planètes ne peuvent être que sphériques.
Dans ce cas, l’héritage des valeurs de nécessité repose principalement sur un
premier principe (P1) selon lequel un effet a la même valeur que la cause qui
l’a effectivement produit. Ainsi, dans un lien causal actif (C ® E), C et E doivent avoir la même nécessité. Si plusieurs causes sont
présentes, E a la nécessité de la cause de moindre nécessité.
Si nous reprenons
notre exemple, la rondeur de la terre peut être affirmée d’une autre
manière : si la terre n’était
pas ronde, les cosmonautes s’en seraient aperçus. Un deuxième principe (P2) stipule que nous traitons
le lien (non E ® non C) de la même manière, pour ce qui est de
l’héritage des nécessités, que le lien (C ® E). Autrement dit,
(non C) hérite de la nécessité de (non E). Dans notre exemple, on a maintenant
C = la terre n’est pas ronde et E = les
cosmonautes constatent que la terre n’est pas ronde. La forte nécessité de (non E) entraîne une forte
nécessité pour (non C).
2. L’ordre d’examen des arguments
La propagation des
valeurs de nécessité le long des liens causaux conduit inévitablement à des
conflits épistémiques. Il s’agit de déterminer la procédure par laquelle,
lorsqu’un tel conflit se produit, les différents arguments sont examinés ou
conçus. Cette procédure obéit à plusieurs principes :
(P3) on réévalue la nécessité du terme faible du
conflit
(P4) on effectue une recherche abductive du
processus causal conduisant à ce terme faible
(P5) on cherche par abduction un moyen
d’interférer avec ce processus causal
La réévaluation
(P3) peut se faire soit directement (par ex. en évaluant la fiabilité de la
source s’il s’agit d’une information) soit par la recherche causale (P4).
L’ensemble de ces procédures peut conduire à une révision à la hausse du terme
faible, ou au contraire à l’annulation ou à une diminution suffisante de sa
nécessité. Dans ce dernier cas, le conflit est résolu.
Par exemple, si un
ami a aperçu un chat vert, sachant que naturellement les chats ne sont pas
verts, on va, après avoir testé la force de son témoignage, rechercher par
abduction le processus causal conduisant au terme faible (le chat n’est pas vert). Une première cause est biologique. La présence
d’une mutation pourrait interférer avec cette causalité biologique, mais on la
jugera peu plausible. La non-mutation a donc une nécessité élevée, dont (le chat n’est pas vert) hérite en vertu de (P1). Le conflit en ressort
renforcé. On va donc traiter le terme qui apparaît maintenant comme le plus
faible, (le chat est vert). Il est vert parce que l’ami l’a vu vert. Si on
imagine que le chat a été peint (P5), le fait qu’il apparaisse vert ne conduit
plus au fait qu’il soit vert, et le conflit est résolu, à condition que le
nouvel argument (le chat a été
peint) soit vraisemblable.
Lorsque le
processus (P5) n’aboutit pas, le conflit se déplace vers la cause du terme
faible, selon un principe (P6). Dans notre exemple, ayant accepté que le chat
n’est pas vert, on aura un conflit portant sur le fait que l’ami a vu
réellement vu le chat vert. Il importe de noter que cette possibilité de
déplacement de conflit fait que la mise en œuvre des principes évoqués
ci-dessus est récursive. Rien ne garantit que le processus global va se terminer. Le conflit peut se déplacer tant qu’il est
possible de remonter les liens causaux. De plus, il peut y avoir bouclage si
les nécessités des termes du conflit sont alternativement revues à la hausse.
La récursivité permet toutefois que des raisonnements complexes puissent être
produits par un nombre très restreint de mécanismes. Ce phénomène est illustré
grâce à l’implémentation des mécanismes (P1)-(P6) dans un programme capable de
reconstruire des conversations réelles (Dessalles 1998a). Nous allons
maintenant suggérer le fait que ces mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans la
recherche scientifique.
4. Les conflits épistémiques dans l’activité scientifique
L’activité
scientifique, comme l’activité conversationnelle, est une activité collective.
Sa caractéristique principale est qu’elle constitue un processus globalement
cumulatif laissant émerger un progrès des connaissances. Cependant, il est
habituel de souligner qu’au quotidien, elle est davantage perçue comme une
sorte de lutte entre paradigmes incompatibles (Kuhn 1962). Si les détails des
controverses les plus célèbres qui ont jalonné l’histoire des sciences sont
bien documentés, les mécanismes qui poussent les scientifiques à établir tel ou
tel fait ou à rechercher telle ou telle réfutation ne sont pas explicités. La
thèse que nous défendons est que ces mécanismes sont les mêmes que ceux des
conversations. Nous illustrons cette thèse sur un exemple.
En 1881, deux
scientifiques américains, Albert A. Michelson et Edward W. Morley, conçoivent
une expérience qui est ensuite devenue l’une des plus célèbres de l’histoire
des sciences. Leur interféromètre était censé mesurer les variations de la
vitesse de la lumière en fonction de la vitesse de sa source. Un décalage des
franges d’interférence devait se produire lorsque le dispositif était tourné,
car la vitesse des rayons lumineux étaient supposée dépendre de leur alignement
avec la direction de rotation de la terre. Le conflit épistémique venait du
résultat négatif de cette expérience: la théorie conduit à un décalage,
l’expérience produit une absence de décalage.
La première
réaction fut de réévaluer le terme faible du conflit, le non-décalage (principe
P3). Une recherche abductive des causes du non-décalage conduit à remettre en
question le fonctionnement du dispositif (P4). On a recherché pendant plusieurs
années tous les phénomènes pouvant interférer avec le processus conduisant à un
non-décalage (P5) : contrôle de la température, des vibrations, etc.
jusqu’à ce qu’on parvienne à une précision dix fois supérieure à celle requise.
A ce stade, la nécessité du non-décalage commençait à augmenter suffisamment
pour que l’on mette en question celle du décalage.
La raison du
décalage (P4) résidait dans la loi de composition des vitesses, appliquée à la
lumière et à la rotation de la terre. En 1892, George F. Fitzgerald fait une
suggestion qui pouvait interférer avec l’application de cette loi (P5). Son
idée, reprise avec insistance en 1895 par Hendrik A. Lorentz, est que la partie
de l’interféromètre alignée avec le sens de rotation de la terre subit une
contraction. Il faut apprécier à quel point cette suggestion pouvait sembler
invraisemblable à l’époque. La formulation d’une hypothèse pareille n’était
possible, selon notre modèle, qu’en raison de la très grande nécessité
qu’avaient acquise tous les autres termes du conflit. Toutefois, tant que
l’hypothèse de Fitzgerald et Lorentz restait difficile à accepter, le conflit
épistémique ne pouvait être considéré comme résolu. Il s’était simplement
déplacé (P6) sur cette question de la contraction des longueurs dans le sens du
mouvement. Ce n’est qu’avec la théorie de la relativité que l’on a pu résoudre
ce conflit, en acceptant la nécessité du principe d’Eintein selon lequel la
vitesse de la lumière ne dépend pas de celle de sa source.
On constate sur
cet exemple que les principes dégagés par la modélisation des conversations s’applique de manière naturelle à la description épistémique
de l’activité scientifique. Nous abordons maintenant la question de savoir
quelle est la portée de cette identité formelle entre les deux processus.
5. Discussion : la science est-elle une
conversation ?
La conception
traditionnelle de la recherche scientifique repose sur le schéma de la méthode
expérimentale, tel qu’il a été formulé par F. Bacon. Partant d’une observation
désintéressée, le scientifique accumule un ensemble de faits qu’il va ensuite
chercher à décrire de manière plus concise en formulant des hypothèses
explicatives dont les faits peuvent être déduits. Ces hypothèses étant le
résultat d’une démarche inductive, il faut les tester en concevant des
expériences décisives. Une telle conception peut correspondre à une certaine
manière de faire de la science. Par exemple, l’activité de classification, que
l’on trouve en entomologie ou en botanique, commence par un recensement
systématique de nombreux faits. La science théorique, cependant, ne peut pas
fonctionner en l’absence d’un problème bien posé, que nous appelons conflit
épistémique. On est alors beaucoup plus proche du schéma d’Aristote :
Ainsi, selon ce
que nous avons déjà dit, les hommes commencent toujours par s’étonner que les
phénomènes soient ce qu’ils sont; comme, par exemple, on s’étonne devant le
spectacle des automates, tant qu’on n’a pas pénétré la cause de leurs
mouvements. On s’étonne devant les mouvements périodiques du soleil, ou même on
s’étonne de la propriété qu’a la diagonale d’être incommensurable au côté.
(Aristote ed. 1991:47)
Une différence
fondamentale entre l’activité scientifique et la conversation quotidienne à
laquelle nous voulons la comparer réside dans le recours fréquent à
l’expérience. Quel est le rôle exact de l’expérience scientifique par rapport
au conflit épistémique, et existe-t-il un analogue dans le processus
conversationnel ? La vision épistémologique classique voit dans
l’expérience scientifique un moyen de confirmer une hypothèse. La tradition
empiriste, et son prolongement dans le positivisme logique, voient dans
l’expérience (spontanée ou active) le seul moyen d’établir une connaissance.
Carnap, par exemple, a tenté de définir le degré de confirmation d’une
hypothèse (Hempel 1966). Ici, le parallèle avec les conversations semble
absent. Les conversants ne passent pas leur temps à tenter de vérifier des
conjectures. Bien au contraire, tout au long de la conversation, ils essaient
d’invalider les conflits ou de signaler de nouveaux conflits (Dessalles 1993).
Toutefois, le parallèle revient dans toute sa force si l’on considère, avec
Popper (1959), que l’expérience ne peut avoir qu’un rôle de tentative de
réfutation. Comme la preuve par neuf, l’expérience scientifique n’est tentée
que pour son pouvoir d’invalidation. Elle joue alors le rôle d’une question.
Dans les conversations, toutes les questions sont motivées par l’anticipation
d’un conflit potentiel. Il n’existe pas de question gratuite. Dans la plupart
des contextes, on ne peut demander "Est-ce que tu as une cousine née en 1985 ?" sans s’exposer à une réplique du type "Pourquoi tu me demandes ça ?". Le conflit qui motive la question doit
toujours être manifeste. Il en est de même des expériences scientifiques. Elles
ne sont jamais gratuites, leur enjeu est la possible réfutation d’une
hypothèse. L’expérience trouve ainsi sa place naturelle dans le processus
conversationnel qui gouverne l’activité scientifique.
Il reste à
répondre à l’objection évoquée au début de cet article. L’activité
conversationnelle n’a jamais été inventée, elle est aussi ancienne que notre
espèce (Dessalles 1998b). Si la science fonctionne selon le même processus,
pourquoi est-elle un produit de l’histoire ? Une première réponse consiste
à dire que c’est sous la forme institutionnelle que nous lui connaissons
maintenant qu’elle constitue une invention historique. Quelle que soit l’époque
ou la culture, l’activité d’un commerçant qui cherche à comprendre pourquoi il
manque de l’argent dans sa caisse peut être perçue comme une activité
scientifique authentique. Ce commerçant résoudra ce conflit cognitif en
émettant des hypothèses en discutant avec ses associés et en mettant ces
hypothèses à l’épreuve de la réfutation. Il y aurait ainsi une continuité entre
l’activité de conversation quotidienne et l’activité scientifique, cette
dernière constituant une forme ritualisée à l’extrême de la première. Mais il
reste à expliquer pourquoi la science instituée est une invention historique
relativement tardive, si l’on pense que notre espèce a plus de 150.000 ans
d’existence. Une deuxième réponse consiste à opposer le traitement rationnel des
conflits épistémiques, que l’on trouve à la fois dans la science et dans la
conversation, à d’autres modes de traitement des conflits cognitifs, qui feront
appel à la révélation.
Cet argument est
illustré par J. Lalumia (1974) à l’aide de l’exemple de Thalès. Certains voient
dans Thalès l’un des premiers penseurs d’importance ayant adopté une attitude
scientifique, quelques six siècles avant notre ère. Afin de résoudre le conflit
entre la complexité de la matière et l’exigence d’une simplicité du monde postulée
au départ, il émit l’hypothèse que toute matière avait une composition
unique : celle de l’eau. Ce modèle n’a pas en soi beaucoup d’intérêt, mais
c’est la façon dont il est énoncé qui est nouvelle pour l’époque, comme Lalumia
nous l’explique :
Si l’on se penche
sur la mythologie grecque, on découvre que beaucoup d’autres ont dit, avant
Thalès, que le monde entier est composé d’une même matière et que cette matière
est de l’eau. Mais ces hommes étaient des poètes ou des prophètes. Dans les
sociétés anciennes, poètes et prophètes occupaient une position particulière.
Ils étaient considérés comme des êtres pourvus d’un certain don de voyance, de
sorte que, si l’un d’entre eux déclarait que l’univers est composé d’eau, ce
don de voyance particulière était considéré comme étant à l’origine de cette
déclaration. Il en résultait que le discours du " voyant "
passait pour l’expression d’une vérité que lui seul avait la faculté de
percevoir, de sorte que nul ne tentait d’en disputer avec lui ou de discriminer
quelle pouvait être la part d’erreur ou de vérité.
Ainsi, ce qui est
important dans le cas de Thalès [...], c’est qu’il entendait s’appuyer sur des
raisons susceptibles de convaincre quiconque se donnerait la peine de les
examiner. Autrement dit, il invitait chacun à soumettre ses déclarations à
l’épreuve de la critique. Il s’agit là d’un point important car, en nous
référant aux origines de la science, nous entendons parler, non pas d’un
soliloque, mais du début d’un dialogue. (J. Lalumia 1974 :10)
La structure
logique de ce dialogue dont parle Lalumia ressemble à s’y méprendre à celle
d’une conversation sur le mode épistémique. Le modèle de Thalès ne va pas
tarder à être invalidé par Anaximandre avec des arguments qui nous paraissent
tout aussi étonnants que le modèle lui-même, mais qui ont le mérite d’être des
arguments. Ce qui distingue le discours scientifique de tout autre discours de
connaissance n’est pas à chercher dans l’emploi des chiffres, des formules, ou
dans l’énoncé de lois, mais réside dans la possibilité offerte à tous les
autres par l’auteur d’une théorie d’invalider celle-ci. Autrement dit,
l’activité scientifique est caractérisée par un état d’esprit : celui
d’autoriser et d’organiser sa propre réfutabilité. La condition première pour
que le dialogue scientifique ait lieu, est que les interlocuteurs se
considèrent en principe comme égaux en regard du sujet abordé. Dans les
sociétés humaines, un tel dialogue est rendu impossible sur tous les sujets qui
dépassent le quotidien, en raison de l’interdiction imposée à l’immense
majorité des individus par la religion d’aborder ces sujets de manière
critique. Dans notre modèle, cette interdiction de remise en question se
traduit par des croyances de très forte nécessité, qui bloquent la progression du
processus rationnel. Les raisons permettant d’expliquer les cas d’émergence de
la science dans telle ou telle culture sont à rechercher dans la levée
progressive de ce type d’interdiction.
6. Conclusion
Nous avons tenté de mettre en évidence un
parallèle étroit entre l’activité scientifique et la conversation quotidienne.
Toutes deux ont pour rôle de traiter les conflits cognitifs de manière
rationnelle et collective, et le processus qu’elles emploient est formellement
le même : recherche du terme faible du conflit et recherche abductive de
causes de faible nécessité, ce processus étant appliqué récursivement. Cette
démarche rationnelle pour faire apparaître et ensuite résoudre les conflits
cognitifs est, au moins dans sa version conversationnelle, un comportement
naturel. A ce titre, elle a une origine et une fonction biologiques. Dans
(Dessalles 1998b), nous avons émis l’hypothèse selon laquelle la rationalité
aurait émergé comme moyen de détecter la ‘tricherie’ conversationnelle,
c’est-à-dire le mensonge. Le mensonge parfait, qui ne provoque aucun conflit
épistémique, est un art difficile. Celui qui détecte un conflit à partir des
dires d’un autre met cet autre en demeure de résoudre le conflit. Tournant cet
appareil rationnel vers ce qui nous apparaît du monde qui nous entoure, la
science essaie de repérer les ‘tricheries’ de la nature, pour ensuite essayer
de les résoudre. Présentée sous ce jour, la science apparaît moins comme une
invention historique, et davantage comme l’un des comportements caractéristiques
de notre espèce.
Références
Airenti, G., Bara, B. G. & Colombetti, M. (1993).
"Conversation and behavior games in the pragmatics of dialogue". Cognitive Science, 17, 197-256.
Aristote, (~
-320). La métaphysique. Paris : Pocket, ed. 1991.
Barnden, J. A.
(1998). "Uncertain
reasoning about agents' beliefs and reasoning, with special attention to
metaphorical mental state reports". In J. Hulstijn & A. Nijholt (ed), Formal
semantics and pragmatics of dialogue. Enschede : University of Twente,
TWLT-13, 49-60.
Bateson, G., Jackson, D. D. & Haley, W. (1956). "Toward
a Theory of Schizophrenia". Behavioral
Science, 1(4).
Dessalles, J-L.
(1993). Modèle cognitif de la communication spontanée, appliqué à
l'apprentissage des concepts - Thèse de doctorat. Paris : ENST - 93E022.
Dessalles, J-L. (1998a). "The interplay of desire
and necessity in dialogue". In J. Hulstijn & A. Nijholt (ed), Formal
semantics and pragmatics of dialogue. Enschede : University of Twente,
TWLT-13, 89-97.
Dessalles, J-L. (1998b). "Altruism, status, and
the origin of relevance". In J. R. Hurford, M. Studdert-Kenned & C.
Knight (ed), Approaches to the Evolution of Language - Social and Cognitive
Bases. Cambridge University Press, 130-147.
Dunbar, R. I. M. (1996). Grooming, gossip, and the
evolution of language. Cambridge : Harvard University Press.
Hempel, C. (1966). Philosophy of natural science.
Englewood Cliffs : Prentice Hall.
Kuhn, T. S. (1962). The Structure of Scientific
Revolutions. Chicago : The University of Chicago Press.
Lalumia, J. (1974).
"De la science à la métaphysique et à la philosophie". Diogène,
Gallimard (88).
Popper, K. R.
(1959). La logique de la découverte scientifique. Paris : Payot,
ed. 1982.