Dessalles, J-L. (2003). Cerveau & Psycho 4, 16-17.

Les beaux parleurs : un paradoxe de l’évolution

 

Quoi de plus naturel que d’écouter ceux qui ont des choses intéressantes à dire. Nous consacrons une partie importante de notre temps à profiter des histoires d’autrui, à apprendre leurs dernières aventures, à bénéficier de leurs jugements. Bien entendu, tous nos congénères ne sont pas égaux à nos yeux : nous préférons passer du temps avec ceux dont nous trouvons le discours intéressant.

D’un autre côté, quoi de plus naturel, pour chacun d’entre nous, que de chercher à satisfaire l’auditoire potentiel qui se trouve en chaque être humain, à commencer par nos proches. La quasi-totalité des être humains en bonne santé éprouvent le besoin de s’adresser aux autres pour leur parler de faits, d’idées ou de personnes. Certains ont même le savoir-faire pour capter l’attention de centaines de personnes simultanément, comme on le voit dans la harangue, le sermon ou la conférence scientifique. Bref, nous sommes tous beaux-parleurs, même si c’est à des degrés divers.

Or, c’est ici que le bât blesse. Comment expliquer, dans le cadre des sciences de la nature, ce comportement de beau-parleur ? Si nos congénères voient un intérêt dans nos informations, pourquoi les donnons-nous ainsi gratuitement ? À première vue, un tel comportement est inexplicable au regard de la théorie de la sélection naturelle, qui prévoit essentiellement des comportements égoïstes. En quoi le fait de fournir des informations à autrui a-t-il aidé nos ancêtres à être nos ancêtres ?

Cette contradiction flagrante entre la théorie darwinienne et le comportement langagier est restée longtemps occultée. Les raisons en sont multiples. Il y a tout d’abord ce souci constant de vouloir soustraire nos comportements aux lois de la nature. Pour certains, le langage aurait évolué selon les lois de la culture, non de la nature. C’est oublier que le langage est universel dans notre espèce, et que les beaux-parleurs existent autant en Nouvelle-Guinée qu’en Sorbonne. Une autre raison pour évacuer la question du langage est de la considérer comme évidente. En donnant des informations aux autres, nous œuvrons pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien du groupe ou de l’espèce. N’est-ce pas là précisément ce que demande la théorie darwinienne ? La réponse est non. Si tel était le cas, on se demande ce qui retiendrait les autres primates d’évoluer vers une forme de langage comme le nôtre. Contrairement à une idée reçue, la sélection naturelle ne dit rien sur la trop fameuse "conservation de l’espèce". Il n’y est question que de reproduction différentielle des individus. Pourquoi nos ancêtres parleurs ont-ils laissé davantage de descendants que leurs congénères moins bavards ? Ces derniers, profitant des informations des premiers et gardant les leurs par-devers eux, auraient dû être gagnants dans la lutte pour la reproduction. C’est d’ailleurs ce qui permet d’expliquer que les animaux se limitent à des "discours" peu informatifs. Quoi de plus répétitif qu’un chant d’oiseau, quoi de plus stéréotypé que les cris des chimpanzés ? Nous, humains, prenons soin de renouveler chacune de nos interventions, de manière à la rendre intéressante au regard des autres. Pour quelle raison sommes-nous des êtres informationnels ?

Maxence, jeune garçon de 24 mois, désigne triomphalement deux personnes de ses index en clamant leur prénom commun : « Olivier ! ». Il vient de réaliser que son oncle et son cousin portent le même prénom. Le plus spectaculaire n’est pas tant sa performance cognitive que le fait qu’il fasse connaître ostensiblement la nouvelle à son entourage. Il y a là les prémices de ce comportement conversationnel qui occupe une bonne partie des journées des adultes. L’enfant tient à faire connaître la situation inhabituelle qu’il vient de repérer dans son environnement. Il est important de montrer à autrui qu’on détient une information originale, qu’on est le premier à avoir vu, comme cet autre enfant, de cinq ans, qui annonce la présence de montgolfières dans le ciel. À son frère qui tente de banaliser son intervention par un « oui, je sais ! », il rétorque « c’est pas à toi que je parle, c’est aux autres », puis il répète la nouvelle à l’adresse de ses parents.

Une part significative de notre temps conversationnel est occupée par le même souci de montrer que nous détenons des informations originales. Nous aimons être les premiers à apporter les nouvelles, nous racontons des aventures "incroyables" dont nous avons été témoins, et nous sommes prompts à signaler toute coïncidence qui apparaît dans notre environnement. À l’inverse, nous n’hésitons pas à banaliser ce qui nous est raconté : lorsque nous connaissons déjà la nouvelle, nous ressentons le besoin de préciser « oui, je sais ! », comme l’enfant de notre exemple, voire à donner des détails supplémentaires qui ont pour effet de montrer que le locuteur ne nous apprend rien. Quelle est l’origine biologique de ce jeu informationnel, cette sorte de plaisante compétition dans lequel le gagnant est celui qui rapporte le fait le plus "hors-norme" ?

Si nos conversations sont ainsi peuplées d’événements présentés comme inhabituels et si les faits strictement banals en sont proscrits, c’est que les humains ont le souci instinctif de démontrer, entre autres, leur capacité à acquérir des informations originales. Il ne s’agit pas, dans la plupart des cas, d’une motivation consciente. Nous parlons, bien sûr, parce que nous en ressentons le besoin et que nous y prenons plaisir. Mais le jeu n’est pas sans conséquences. Les enjeux de la compétition informationnelle, à laquelle nous nous adonnons au travers du langage, pourraient bien constituer la raison d’être première de l’existence du langage, en tant que comportement instinctif universel des être humains.

L’un des faits remarquables à propos des humains est qu’ils proposent leur amitié aux personnes dont ils apprécient la conversation. Toutes choses égales par ailleurs, nous préférons la compagnie des individus qui ont des choses intéressantes à raconter. L’affichage des capacités informationnelles est donc essentiel à la formation des liens sociaux. Voilà qui nous permet enfin d’inscrire le langage dans un cadre darwinien cohérent. La survie et le succès de nos lointains ancêtres étaient fondamentalement liés aux alliances qu’ils pouvaient former avec d’autres individus de leur population. L’entraide et la solidarité, au sein de ces alliances, leur ont permis de conquérir des avantages sur leurs congénères, ou tout simplement de résister aux alliances concurrentes.

Résumons : par le langage, nous affichons certaines compétences, notamment la capacité informationnelle par laquelle nous nous acquérons des informations que les autres n’ont pas encore. Ces compétences servent de critère pour la formation des amitiés. Chaque fois que nous prenons la parole, nous mettons en évidence nos qualités d’allié potentiel. Le modèle est cohérent, d’un point de vue darwinien, à condition que le critère affiché soit bon. Autrement dit, la capacité d’acquérir des informations sur l’environnement physique et social doit contribuer au succès de la coalition.

Les simulations informatiques que nous effectuons à l’École Nationale Supérieure des Télécommunications nous permettent de vérifier cette cohérence. Si nous simulons des agents en situation de s’allier et de communiquer, ces agents se mettent bien à signaler leurs qualités informationnelles. Les simulations utilisent la technique des algorithmes génétiques qui, comme la sélection naturelle, fait évoluer les comportements en fonction de leur influence sur la reproduction. Lorsqu'une qualité individuelle est utile au succès de la coalition, on observe que cette évolution crée des agents qui affichent extérieurement cette qualité: ils sont préférentiellement choisis comme alliés et ils augmentent ainsi leurs chances de faire partie des coalitions gagnantes. Dès lors, leurs gènes se répandent dans la population. A l'inverse, les gènes qui poussent au mutisme disparaissent, car ils pénalisent leurs porteurs qui se retrouvent isolés dans la compétition sociale.

L’analyse des raisons qui ont amené nos ancêtres à trouver un avantage reproductif à parler nous permet de jeter un autre regard sur bien des comportements animaux. Lorsque le mâle chimpanzé, dans une excitation extrême, démontre sa vigueur par des cris et des gestes outranciers, il ne fait rien d’autre qu’afficher une qualité essentielle, recherchée par ses congénères lorsqu’il s’agit de rechercher aide, protection et alliance pour la conquête du pouvoir. On peut citer également cet étrange oiseau du désert du Néguev, le cratérope écaillé, qui démontre sa bravoure en s’approchant au plus près des prédateurs, et rivalise avec ses compagnons pour montrer qu’il est mieux à même de se priver pour nourrir les jeunes du groupe. Ce faisant, le cratérope affiche des compétences qui se révèlent essentielles pour la défense du buisson qui sert de refuge à son groupe contre les prédateurs et contre les autres cratéropes qui attendent de le déloger. Les humains sont nés beaux parleurs pour des raisons similaires. Par le langage, nous passons notre temps à démontrer que nous détenons des informations que les autres n’ont pas, car il s’agit d’une qualité essentielle dans la politique de notre espèce.

Pour en savoir plus…

de Waal, F. B. M. (1982). Chimpanzee politics: power and sex among apes. ("La politique du chimpanzé". Editions du Rocher, 1989).

Dessalles, J-L. (2000). Aux origines du langage - Une histoire naturelle de la parole. Paris : Hermès.     
http://www.enst.fr/~jld/papiers/pap.evol/99111703.html

Dunbar, R. I. M. (1996). Grooming, gossip, and the evolution of language. Cambridge : Harvard University Press.

Zahavi, A. & Zahavi, A. (1997). The handicap principle. New York : Oxford University Press.